"L'extraordinaire saga du rouge" d'Amy Butler Greenfield nous entraîne dans l'histoire de cette couleur prestigieuse, sulfureuse, de la Toscane moyennâgeuse à l'époque actuelle, en passant par l'Empire colonial espagnol. Dans l'épopée de la cochenille, cet insecte mexicain au pouvoir colorant sans égal. Un récit emblématique, par ses enjeux esthétiques, politiques et économiques, de l'histoire de l'Homme, avec son talent, son ingéniosité, ses désirs, son irrépressible tendance à réaliser des profits en exploitant l'autre, sans oublier la mondialisation des échanges. C'est en plus un bonheur d'écriture.
Tirée du murex, un coquillage, la couleur pourpre se veut divine, impériale dans l'Antiquité méditerranéenne. Au Moyen-Age, le rouge vif est réservé aux gens d'Eglise de haut rang, aux nobles, aux classes aisées. C'est un signe d'ascension sociale. Les sources écarlates d'alors, garance, kermès du chêne et rouge d'Arménie sont imparfaites, difficiles à traiter, périssables. A la Renaissance s'imposent les "écarlates vénitiens", couleurs recherchées par les riches européens, sources de profit soumises au plus strict secret. C'est cependant d'un continent nouveau que naîtra l'intense vague rouge.La cochenille, matière première adulée, convoitée
En 1519, Herman Cortes débarque sur le rivage amérindien. Une "découverte" qui va révolutionner l'humanité. Et le monde des tailleurs, teinturiers européens, et de leurs opulents clients. Parmi les inimaginables richesses de l'Empire aztèque figurent en effet des étoffes à la palette de couleurs sans égale. Dont un rouge écarlate issu de l'élevage délicat d'un insecte, la cochenille, parasite d'un catus, le nopal, mieux connu comme "figuier de barbarie". Pas n'importe quelle cochenille, mais le "Dactylopius coccus" né de la domestication, de la sélection effectuée par les éleveurs mixtèques, et donc unique au monde. En 1523, le premier chargement de cochenilles arrive à bon port, à Séville, sous forme de matière première désséchée, appelée "grana", graine, appellation ambigüe . S'ouvrent ainsi trois siècles de monopole espagnol sur le rouge cochenille. Traitée par les teinturiers européens, la cochenille-base se vend à prix d'or. Dix fois plus puissante que les autres sources écarlates, la "grana" permet en effet d'atteindre un idéal esthétique et commerciale : le "rouge parfait", apprécié en particulier par les peintres. C'est un des produits les plus rentables des colonies impériales. On en exporte 87 tonnes par an, dont un pourcentage variable parvient à la Couronne espagnole. L'avidité des puissances rivales est grande, et corsaires, pirates, prélèvent en effet un lourd tribut sur les chargements des galions (en plus de l'or, du cacao, du tabac, et ainsi de suite). Anglais, Hollandais et Français tentent sans succès de percer le mystère de la cochenille. Est-ce un végétal, d'ailleurs, ou un insecte ? Le secret espagnol est bien gardé. Au XVIIIème, l'aventurier français Thiéry de Ménonville parvient à ramener une modeste cargaison de cochenilles et de nopals à Port-au-Prince, au terme d'une mission mexicaine digne du meilleur John Le Carré. Echec de l'élevage, hélas. Même sort pour les précieuses cochenilles ramenées à grands frais par la Royal Society londonienne : elles sont minutieusement éliminées des plants de cactus par un chef jardinier ennemi des parasites ! La Compagnie des Indes lance alors son élevage de cochenilles sauvages mexicaines près de Madras, mais leur rendement est médiocre.
Une histoire de culture
Dans leur colonisation des empires aztèques et mayas, les Espagnols ont recouru à l'asservissement massif des populations, au travail forcé dans des productions minières ou agricoles d'exportation, au détriment des culture vivrières et au prix de millions de vies "indigènes". Les éleveurs de cochenille des régions d'Oaxaca et Tlaxcala ont cependant échappé à ce sort funeste . Peu éduqués, les colons espagnols recherchaient un profit massif, immédiat et facile. Elever ces insectes fragiles, liés à des biotopes précis, sensibles à la chaleur, à l'humidité, à la pluie ne les séduisait pas. Ils ne pouvaient pas plus recourir au travail forcé, faible source de compétence et de motivation. Ils durent donc laisser la production de cochenilles à de petits producteurs indigènes qui vendaient librement la "grana" aux marchand locaux en relation avec les négociants espagnols. Les producteurs mixtèques ont dû leur vie, leur survie, voire leur richesse à la demande mondiale en rouge écarlate. Une ressource qui s'est peu à peu étendue à certaines régions du Pérou.
Fin du monopole, début de la misère
Ce secret si lucratif fut brisé à la fin de l'Empire espagnol, en 1821. Les cochenilles riches en colorant se répandirent alors au Guatemala, en Espagne, en Sardaigne, en Corse, puis, plus tard, aux Canaries. Mauvaise nouvelle pour les producteurs mexicains. Le pire restait à venir : les pragmatiques et impitoyables Hollandais développèrent la production massive de cochenille-base dans leur colonie de Java. Colonie pénitentiaire serait le mot exact, la population "indigène" subissant le sort des Amérindiens sous Cortès et consorts : esclavage, travail forcé, famines, épidémies, décès massifs. Sauf que cela se passait trois siècles plus tard. Ce génocide mercantile fut dénoncé en 1860 par Eduard Douwes Dekker, dans son roman "Max Havelaar" (voilà!). Malgré l'émotion causée aux Pays-Bas, il fallut attendre vingt-deux ans pour que ce système inique, le kuulturstelsel, soit aboli. Parallèlement, le cours de la cochenille s'effondrait, la production mondiale atteignant les 900 000 livres à son apogée, en 1839. Ruinés, les producteurs mexicains devinrent ouvriers agricoles, mineurs, pour des salaires de misère.
L'âge du synthétique et de la mauvaise réputation
C'est la chimie moderne, et non l'action humanitaire, qui mit fin à la production de cochenilles javanaises. D'un dérivé du goudron, l'Anglais Perkin tira la toluidine, ou "mauve de Perkin". Cette teinte fut adoptée et mise à la mode par l'Impératrice Eugénie et la Reine Victoria Au rouge "cochenille" furent substitués les synthétiques fuchsine, solférino ou magenta. Les Allemands constituèrent leur propre monopole sur les colorants, matières premières et brevets, inclus. Quant au rouge, il demeura réservé aux fonctions officielles et aux militaires, aux femmes de l'aristocratie, aux grandes bourgeoises et autres mondaines. Hors ces cercles restreints, il désignait la femme de mauvaise vie, adultère, promise par l'imaginaire social aux tourments et souvent à une mauvaise fin. Amy Butler Greenfield cite ainsi la scène d'"Autant en emporte le vent" ou Red (sic) Buttler impose à Scarlett (sic) O'Hara le port d'une robe écarlate qui la désigne immanquablement comme femme fatale, briseuse de ménage.
Le retour de la cochenille, bel et bien bio
Au milieu du XXème siècle, une équipe de chercheurs mexicains sauve une des dernières colonies de dactylopius coccus conservée par un fermier zapothèque. Parallèlement un programme est mené pour perpétuer la tradition artisanale. Le retour en grâce de la cochenille est cependant dû la vague écologiste des années 70. La Food and drug Administration interdit l'usage alimentaire, cosmétique ou pharmaceutique de l'amarante (E 123), soupçonné d'effets cancérigènes. Succès assuré pour l'extrait de cochenille, carmin ou acide carminique (E 120), produit industriellement au Mexique, au Pérou, en Bolivie, au Chili, aux Canaries et en Afrique du Sud. Seuls s'en détournent les Musulmans et Juifs pieux (pas halal, pas casher), les végétariens ou végétaliens. Pour la cochenille, le rouge sera toujours mis...
Tout cela, et bien plus, est narré sous forme d'un véritable roman esthétique et d'aventure par l'historienne Amy Butler Greenfield. Cerise (carmin) sur le gâteau : l'élégance de la traduction d'Arlette Sancery et de la maquette des Editions Autrement. A offrir, à savourer en cette période festive.
"L'extraordinaire saga du rouge" - Amy Butler Greenfield - Ed. Autrement
Illustrations : Rouge et femme fatale dans l'imaginaire américain :
Vivien Leigh/Scarlett O'Hara, dans "Autant en emporte le vent", de Victor Fleming, 1939.
Pin-up des années 50.
Nicole Kidman/Satine, dans "Moulin Rouge", de Baz Luhrmann, 2001