Dans "L'Ange de Grozny", la journaliste norvégienne Asne Seierstad apporte un éclairage rare sur la vie en Tchétchénie lors des deux conflits avec les Russes et sous la "normalisation" de Ramzan Kadyrov. Parfaitement russophone, la jeune femme vit chez l'habitant à Moscou comme à Grozny, et parcourt, déguisée en femme caucasienne, les territoires d'habitude inaccessibles aux Occidentaux. D'où un témoignage d'une rare pertinence, d'une rare intensité, construit autour de la personne d'Hazizat, femme courageuse qui reçoit chez elle les orphelins de la guerre. "Sur le roc le Terek traîne un flot trouble et noir, Sur la rive le Tchétchène... étreint son poignard". Ce poème de Lermontov, écrit en 1830, Asne Seierstad l'entend chez ses amis moscovites en janvier 1995. Rien n'a changé. La première guerre de Tchétchénie vient d'être déclenchée par Eltsine, enfin, son Etat-major, dans des conditions désastreuses. Sur une impulsion, Seierstad se rend à Grozny dans un avion militaire russe. Traînant casque et gilet pare-balle, la jeune journaliste se fait héberger par des femmes rencontrées là-bas. Ainsi se dessine son approche particulière de la Tchétchénie.
Le titre français, "L'Ange de Grozny", désigne Hasizat, qui a fait de sa maison un orphelinat "privé" pour les enfants harassés par les guerres, les ruines, les enlèvements et exactions continuels. Elle pourrait être soulagée de cette tâche, maintenant que "la paix" est revenue, mais une des premières mesures de Ramzan Kadyrov, le jeune "Président" protégé de Poutine a en effet été de fermer les orphelinats publics. Sous l'Islam, aucun enfant, en effet, ne saurait être abandonné de ses parents, de sa famille. On imagine les résultats.
Hasizat, Malika, la cuisinière, les enfants Adam, constituent les personnages récurrents du récit, avec un éclairage particulier sur Liana, fillette violée par un proche, et Timour, son frère. Y apparaissent les courageux responsables de l'association "Mémorial" qui vient en aide aux multiples victimes du régime pro-russe. Tel Salman, torturé des heures durant pour avoir enseigné aux enfants comment se garder des mines omniprésentes (c'est donc qu'il leur apprenait à en poser!).
Au terme d'une interminable attente, Seierstad peut enfin rencontrer Kadyrov au "Château de la jeunesse" à Grozny. Interview surréaliste dans laquelle cet homme fondamentalement violent affirme que "la Tchétchénie est maintenant l'endroit le plus paisible du monde". Il est moins virulent lorsque la journaliste lui demande comment il se fait que son père, tout aussi dictateur mais moins souple avec Poutine, ait pu être assassiné à Moscou, alors que lui, son fils était son garde du corps. Fin de l'interview.
Plus clandestinement, Seierstad parvient à rencontrer une famille bannie de la société, dans un village reculé. Le fils s'était engagé dans la résistance lors de la première guerre, il a été tué dans la seconde. Sa sœur, Mariam, est morte dans l'assaut d'un théâtre de Moscou, où des activistes tchétchènes sous la direction de Movsar Baraev prennent le public en otage en 2002. Les deux autres frères, sa sœur, Azet, ont "disparu". La mère elle-même a été emmenée dans un camp où les hommes de Kadyrov, et non plus les Russes torturent les innombrables "suspects". C'est encore cela la Tchétchénie.
Autre intérêt de ce livre riche : l'évocation du point de vue russe, à travers les logeurs d'Anne Seierstad à Moscou, ses compagnons de train ou les familles de trois jeune gens condamnés pour avoir agressé un homme qui semblait être "caucasien". D'où un aperçu guère plus rassurant des prisons russes ordinaires.
Seule une femme pouvait ainsi parcourir le territoire et la société tchétchènes. D'où la valeur de ce livre, qui ouvre bien peu de perspectives à un peuple désigné à l'Est comme à l'Ouest comme "terroriste".
"L'Ange de Grozny" - Asne Seierstad - JC Lattès